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Assiette du privilège du prêteur de deniers en présence d'un coacquéreur non emprunteur

Cass. 1e civ. 9-1-2019 n° 17-27.411

Lorsqu'un immeuble est acheté par deux personnes et qu'un seul des acheteurs emprunte pour payer sa quote-part dans le prix, le privilège du prêteur de deniers dont bénéficie le prêteur grève la totalité du bien.

Deux personnes achètent en indivision la nue-propriété d'un immeuble. L’une d’elles finance l’achat de sa part au moyen d'un prêt bancaire garanti par un privilège de prêteur de deniers, que le notaire inscrit sur la seule quote-part de cet indivisaire. Ce dernier est mis en liquidation judiciaire. Après avoir déclaré sa créance, la banque agit en responsabilité contre le notaire. Elle soutient que, obligée d'agir en partage de l'indivision avant de pouvoir faire jouer sa sûreté, elle court le risque d'en perdre le bénéfice dans l'hypothèse où le bien est attribué à l'autre indivisaire et qu'elle perd toute possibilité d'engager une voie d'exécution en cas de carence du liquidateur judiciaire.

La Cour de cassation écarte cet argument. Même lorsqu'un prêt est souscrit par l'un seulement des acheteurs d'un immeuble, pour financer sa part, l'assiette du privilège est constituée par la totalité du bien et le prêteur, titulaire d'une sûreté légale née avant l'indivision, peut se prévaloir des dispositions de l'article 815-17, al. 1 du Code civil qui permet aux créanciers de l'indivision d'agir avant tout partage. En conséquence, le privilège du prêteur de deniers grevait de plein droit la totalité de l’immeuble acquis, même s’il était né du chef d’un seul acquéreur, et la banque aurait pu poursuivre la vente forcée du bien sans engager une procédure préalable de partage et sans que puissent lui être opposés les démembrements de la propriété convenus entre les acquéreurs.

Néanmoins, ajoute la Haute Juridiction, le notaire avait bien commis une faute en inscrivant le privilège de la banque sur la seule part de l’emprunteur. En effet, la publicité foncière est destinée à l’information des tiers et à leur rendre opposables les conventions portant sur les droits réels et les sûretés. A l'égard des tiers la banque avait, du fait de l'inscription à tort limitée, la qualité de créancier personnel du coïndivisaire emprunteur, de sorte qu’elle ne pouvait pas exercer son droit de poursuite sur l’immeuble indivis.

A noter : Lorsqu'un immeuble est acheté par plusieurs personnes, et que chacune emprunte auprès d'une banque différente, ou qu'un seul des acquéreurs emprunte pour payer sa quote-part du prix, quelle est l'assiette du privilège du prêteur de deniers : la seule quote-part indivise de l'acquéreur emprunteur ou la totalité du bien ? 

Cette dernière solution, préconisée par le Professeur Théry (« Du recours au privilège du prêteur de deniers en cas d'acquisition par deux personnes » : Bull. Cridon Paris 15-5-1990), avait déjà les faveurs de la pratique notariale. C'est la première fois, à notre connaissance, qu'elle est consacrée par la Haute Juridiction. Elle s'explique de la manière suivante : l'indivision n'est qu'une conséquence de la vente, elle ne change pas la nature juridique de l'opération, qui consiste en une vente unique d'un immeuble à deux acquéreurs, et non pas en deux ventes séparées de droits indivis ; le privilège du prêteur de deniers peut donc grever, de manière indivisible, la totalité du bien indivis.

La question a une grande importance pratique. D'une part, parce que la situation est fréquente, notamment en cas d'achat immobilier réalisé par des couples de concubins ou liés par un pacte de solidarité. D'autre part, parce que la réponse qui y est apportée est déterminante de l'efficacité de la sûreté dont bénéficie la banque : à la différence du créancier titulaire d'une sûreté grevant la quote-part de l'indivisaire, la banque titulaire d'un privilège sur la totalité du bien peut en effet être payée avant tout partage (C. civ. 815-17), ce qui lui permet d'éviter le risque de perdre sa sûreté en cas d'attribution à un autre coïndivisaire dans le cadre de ce partage (C. civ. art. 883) et elle peut saisir le bien indivis même en cas de liquidation judiciaire de l'indivisaire (Cass. 1e civ. 14-6-2000 n° 98-10.577 ; C. com. art. L 643-2). Au cas présent, la règle n'avait cependant pas pu pleinement jouer du fait de l'inscription limitée du privilège sur la quote-part de l'emprunteur qui, si elle n'affectait pas l'assiette du privilège au fond, limitait cependant l'efficacité de celui-ci puisque la banque ne pouvait pas l'opposer aux autres créanciers. C'est sous cet angle que la responsabilité du notaire est retenue.