Abus de droit résultant d’un quasi-usufruit tardif en matière de donation-cession de titres
CE 14-10-2015 n° 374440
La donation de titres avec réserve d’usufruit suivie de leur cession est un abus de droit lorsqu’un quasi-usufruit conclu postérieurement à la cession a permis au donateur d’appréhender le prix de cession en dépit d’une clause de remploi figurant dans l’acte de donation.
1. L'avantage fiscal tiré d'une donation avant cession de titres, qui consiste pour les contribuables à donner des titres à des proches (généralement les enfants) avant leur cession à bref délai par les donataires pour leur valeur au jour de la donation, est désormais bien identifié. Pour le calcul de la plus-value de cession, le prix de revient des titres est leur valeur au jour de la donation (CGI art. 150-0 D, 1). La donation avant cession de titres permet ainsi de « purger » la plus-value latente, et d'éluder le paiement de l'impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux.
Si la jurisprudence a désormais clairement énoncé les conditions permettant de mettre en œuvre la théorie de l'abus de droit fiscal s'agissant de la plupart des opérations, le Conseil d’Etat se prononce pour la première fois sur le cas particulier d’une donation-cession de titres faisant intervenir une convention de quasi-usufruit. Il confirme la solution retenue par la cour administrative selon laquelle les circonstances de l’espèce étaient bien constitutives d’un abus de droit (CAA Lyon 7-11-2013 n° 12LY02321).
Une purge partielle de la plus-value résultant de la donation-cession de titres démembrés
2. Dans cette affaire, le contribuable avait donné à ses enfants la nue-propriété de titres avec réserve d'usufruit. Les actes de donation contenaient une obligation d'aliéner à première demande du donateur dans un délai maximum de deux ans, et une obligation de remploi du prix de vente dans des titres eux-mêmes démembrés. Peu de temps après les donations, l’usufruit et la nue-propriété des titres avaient fait l’objet d’une cession conjointe à un tiers. Le prix de vente, au lieu d’être remployé dans des droits démembrés, avait été attribué en intégralité au donateur dans le cadre d’une convention de quasi-usufruit conclue postérieurement à la cession.
3. Lorsqu’il est procédé, comme en l’espèce, à une donation de titres avec réserve d’usufruit suivie de la cession simultanée de l’usufruit et de la nue-propriété des titres à un tiers, deux hypothèses doivent être distinguées :
- lorsque le prix de vente est réparti entre l’usufruitier et le nu-propriétaire, l’opération est susceptible de dégager une plus-value imposable au nom de chacun des titulaires des droits démembrés. Dans ce cas, la plus-value réalisée par chacun d’eux est égale à la différence entre le prix de cession de ses droits et leur prix d’acquisition ou, en cas d’acquisition à titre gratuit, leur valeur vénale retenue pour la détermination des droits de mutation à titre gratuit. En pratique, seule la plus-value du nu-propriétaire est « purgée », le prix de revient étant égal à la valeur de la nue-propriété des titres lors de la donation.
- en l’absence de répartition du prix de vente, il convient de distinguer selon que le prix de vente des titres est remployé en démembrement, auquel cas la plus-value est imposable au nom du nu-propriétaire, ou est attribué au seul usufruitier dans le cadre d’un quasi-usufruit, auquel cas la plus-value est imposable au nom de l’usufruitier. Dans les deux cas, le prix d’acquisition à retenir pour la détermination de la plus-value imposable est constitué par le prix ou la valeur d’acquisition initiale de la pleine propriété des titres majoré de l’accroissement de la valeur de la nue-propriété constatée entre cette acquisition et la donation. C’est cette majoration qui procure une « purge » partielle de la plus-value imposable.
4. Au cas particulier, le contribuable-donateur avait déclaré, en qualité de quasi-usufruitier, la plus-value résultant de la cession des actions. Il avait, par suite, bénéficié d’une purge partielle de la plus-value correspondant à l’accroissement de la valeur de la nue-propriété entre l’acquisition initiale des titres et la donation.
Un particulier (âgé de 56 ans en 2015) a acquis, en novembre 2013, 1 000 titres d’une société pour une valeur totale de 100 000 €. Il effectue en janvier 2015 une donation de la nue-propriété des titres au profit de ses deux enfants avec réserve d’usufruit. L’usufruit et la nue-propriété des titres sont cédés conjointement à un tiers en mars 2015 pour leur valeur au jour de la donation (160 000 €), le produit de la cession étant intégralement reversé au donateur dans le cadre d’un quasi-usufruit.
Par application de l’article 669 du CGI, la valeur de la nue-propriété des titres s’élève respectivement à 50 000 euros lors de l’acquisition initiale, et 80 000 € lors de la donation. Par suite, la plus-value imposable s’élève à 30 000 €, c’est-à-dire 160 000 – [100 000 + (80 000 – 50 000)]. A titre de comparaison, la plus-value imposable aurait été de 60 000 € (soit 160 000 – 100 000) dans l’hypothèse d’une cession de la pleine propriété des titres suivie de la donation du prix aux enfants.
La neutralisation d’une clause de remploi par un quasi-usufruit tardif est un abus de droit
5. Pour confirmer la qualification d'abus de droit, le Conseil d’Etat s’appuie sur une jurisprudence constante selon laquelle une opération de donation-cession de titres ne peut être remise en cause en matière d’abus de droit que sur le terrain de la fictivité de l’acte, et non sur celui de la fraude à la loi. L’administration ne peut donc écarter un acte de donation que s’il ne s’est pas traduit par un dépouillement immédiat et irrévocable de son auteur (CE 30-12-2011 n° 330940 : RM-VI-25870). Il en va notamment ainsi lorsque le donateur appréhende, à la suite de l’acte de donation, une part substantielle du produit de la cession (CE 14-11-2014 nos 369908 et 361482).
6. En l’espèce, la remise en cause de l’intention libérale par la cour administrative d’appel, que le juge de cassation contrôle au titre de la qualification juridique des faits (CE 9-4-2014 n° 353822), était fondée sur deux circonstances.
Tout d’abord, le contribuable avait appréhendé antérieurement à la conclusion de la convention de quasi-usufruit la moitié du prix de cession, soit plus que la quote-part qui lui aurait été due en qualité d’usufruitier (soit 40 % du prix), puis l’autre moitié du prix postérieurement à sa conclusion. En définitive, la totalité du prix de cession avait été appréhendée par le contribuable.
Par ailleurs, la convention de quasi-usufruit avait eu pour conséquence d’anéantir la clause de remploi figurant dans l’acte de donation, et de permettre au contribuable de disposer librement, sous couvert du quasi-usufruit, de la totalité du prix de cession.
La cour administrative d’appel en déduit que le contribuable n’avait pas eu l’intention de mettre ses enfants, sa vie durant, en possession de la nue-propriété des actions, mais seulement de constituer à leur profit une simple créance de restitution, au demeurant non assortie d’une garantie, dont ils ne pourront exiger le paiement qu’en fin d’usufruit.
Une portée limitée aux circonstances particulières de l’espèce ?
7. On observera que le Conseil d’Etat s’est contenté de relever l’absence de dénaturation des faits par la cour, sans que l’on puisse, à notre avis, en tirer une conséquence générale sur l’usage du quasi-usufruit dans les opérations de donation-cession. Le principe même du quasi-usufruit, et son corollaire, à savoir l’existence d’une obligation de restitution au nu-propriétaire, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et même qualité, soit l’équivalent en valeur (ou créance de restitution), ne sont pas directement en cause, mais bien plutôt les circonstances particulières de l’espèce, à savoir un mauvais usage de la technique du quasi-usufruit.
Ndlr : Le comité de l’abus de droit a rendu un avis favorable à l’administration, dans une affaire similaire à la présente espèce, au motif que la convention de quasi-usufruit conclue postérieurement à la cession avait eu pour effet d’annuler la clause de remploi (Avis CAD 13-3-2014 n° 2013-45).
8. L’arrêt de la même cour administrative d’appel de Lyon (mais rendu par la 2e et non la 5e chambre), selon lequel l’abus de droit n’est pas caractérisé lorsque la convention de quasi-usufruit a été insérée ab initio dans l’acte de donation, semble ainsi conserver tout son intérêt (CAA Lyon 16-12-2014 n° 13LY02119). A noter que dans cet arrêt, les donataires avaient expressément dispensé le donateur de fournir une sûreté pour garantir la créance de restitution découlant du quasi-usufruit, sans que la cour n’en tire aucune conséquence sur le terrain de l’abus de droit. Quant à la clause de remploi, l’acte de donation prévoyait son application à une partie du prix seulement, le surplus étant attribué à l’usufruitier dans le cadre du quasi-usufruit. La convention de quasi-usufruit n’avait donc pas eu pour effet de neutraliser la clause de remploi.
Ndlr : S’agissant de cette affaire, un pourvoi ayant été admis en cassation le 20 octobre 2015, on attendra avec intérêt la décision du Conseil d'Etat.
9. La cour administrative d’appel de Douai a également écarté l’abus de droit dans une hypothèse où les donateurs pouvaient être regardés comme des quasi-usufruitiers sur les sommes déposées sur des contrats de capitalisation acquis en remploi du prix de cession avec report du démembrement (CAA Douai 23-10-2015 n° 13DA02138). La cour relève utilement que les contribuables sont redevables, à l’égard des nus-propriétaires, d’une créance de restitution, alors même que cette créance n’est pas assortie d’une sûreté. La cour estime par conséquent que les donateurs se sont effectivement dessaisis des titres ayant fait l’objet de la donation. La prise en compte par la cour de la portée de l’arrêt du Conseil d’Etat ne fait aucun doute, celui-ci étant expressément cité dans les conclusions du rapporteur public.